"Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux" (OVIDE)
L'atelier, un sanctuaire mythique singulier et pluriel
Il est vrai qu'un atelier n'est jamais anodin et toujours unique, fascinant qu'elle que soit son échelle, son aménagement, ses curiosités. Le visiteur y cherche un peu tout, l'impalpable texture, la sonorité intime, la magie de la création, une entrée par les coulisses.
L'atelier de Claude ROUCARD mêle l'unique (on pourrait dire le «hors norme») au singulier et au pluriel: il dispose d'un local de 300 m² sur Paris et de trois autres dans une grange restaurée, sur Pélissier, à la frontière de la Corrèze et du Lot. Nous sommes à 30 minutes en voiture de Brive et arrivons dans "un jardin aux sentiers qui bifurquent" ...
C'est un véritable complexe sur deux étages, un microcosme très spacieux bien rodé et plein de charme. Chaque pièce s'apparente à un laboratoire d'explorations idéalement équipé, un véritable Eldorado, une bibliothèque de Babel où un nombre indéfini, apparemment infini, de tableaux, de pastels et de fusains sont rigoureusement classés, disposés comme des livres, identifiés, préfigurés par de petites illustrations énigmatiques collées sur la tranche. L'artiste paraît être tout à la fois scientifique, archiviste, créateur, visionnaire, collectionneur ... Il lève le rideau sur chaque rangée coulissante de livres-tableaux, dévoile peu à peu des réalités transfigurées par l'imaginaire. On ne découvre qu'une petite partie de sa cosmogonie dans son univers, la plupart des oeuvres à portée de main sont hors de notre vue pour la durée limitée d'une visite d'atelier; le lieu est fantasmatique, inépuisable sans être jamais encombré ni saturé. Y être oublié(e) pour y rester!
Claude est chercheur, alchimiste, Maître maroufleur, orateur, accessoirement entrepreneur ... Il a de multiples talents; son assistant l'aide dans les préparations techniques, en particulier le long travail de marouflage en amont.
En parfait curateur il construit en 3D les maquettes de ses expositions à venir, dispose les cloisons, organise ses scénographies. Il est un perfectionniste rigoureux, expérimenté et réfléchi, méthodique.
Les pastels SENNELIER, ROCHÉ, s'amoncellent, soigneusement regroupés par couleurs, compartiments largement fournis. Les tubes de peintures, les pinceaux, tout le matériel de création vous subjugue, en impose. Chaque chose a une place réservée et s'y trouve, s'y accumule naturellement, presque incessamment. L'atelier rivalise avec les réserves d'art les mieux approvisionnées, le cadre à lui seul laisse rêveur. C'est aussi une très belle galerie d'exposition où tout est parfaitement disposé et architecturé. Là, "Tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté".
Premiers éclairages de l'oeuvre
Les sources d'inspiration de l'artiste rappellent un "hexagone" natal corrézien, sa vision métaphorique, attentive et sensible, de la nature, du monde végétal (arbres, meules, bois, citrouilles, tomates ...) entre réalités et représentations, formes étranges et fascinantes, circonvolutions, déformations, allusions subliminales, métamorphoses, corps nus massifs, incarnations indifféremment végétales, animales ou humaines.
Qu'il s'agisse de tomates, de citrouilles ou de tas de bois, ce sont des objets presque banals auxquels on accorde ordinairement peu d'intérêt et que l'on regarde, après cette visite d'atelier, complètement différemment. Ils sont ici une source d'inspiration obsessionnelle, de combinaisons formelles infinies, à partir de modèles réels dont certains sont amoureusement collectés, installés au sein même de l'atelier (multiples tomates, courges, bois flotté ...)
C'est moins l'identité de la forme qui lui importe que son effusion, sa configuration charpentée, sa corporéité formelle étonnante mais aussi celle du papier en tant que support - matière, les arborescences architecturées que la forme donne à contempler, à ressentir, à réinventer dans un monde parallèle, un fantastique rationnel ou au contraire émotionnel.
Rappelons-nous les formes extravagantes que suggèrent les nuages lorsqu'on les observe dans le ciel, c'est toute une mythologie secrète, poétique, qui se révèle, s'anime furtivement sous nos yeux, se dissémine au vent. Un sentiment similaire surgit devant les objets choisis par l'artiste: ce sont des référents à la nature mais aussi et surtout des points de départ fluctuants vers des rimes qui sont des étoiles, des métaphores inattendues, des sujets d'expériences temporelles entre compositions et décompositions formelles, écoulements allégoriques de la vie, passages obscures, rendus plastiques, textures, sensualités lascives. Le thème familier des objets courants s'efface peu à peu au profit de leur forme arrêtée, on s' éloigne de leur reconnaissance, on s'amuse à chercher, à retrouver leur vraisemblance dans un mouvement sériel de va et vient. Le motif tient lieu de contexte et de prétexte, de tremplin à l'exploration du travail de la matière, de la structure. Les volumes sont denses, épidermiques, parfois très en relief, garnis de coton ou de sable. Les rendus sont minutieux, esthétiques, les jeux de couleurs, de lumière, sont subtiles. Les graphismes sont épurés ou au contraire expressionnistes dans certains dessins. Les techniques se mêlent entre pastel soyeux, coloris chauds et nuancés du fusain bruni, papier repoussé, marouflé sur toile, monotypes travaillés à l'encre d'imprimerie, frottages.
Les formats conséquents sont significatifs: ils rendent la plupart des motifs naturalistes beaucoup plus grands sur le papier qu'ils ne sont en réalité. Ils sont transfigurés, hallucinés, ils débordent sans être jamais hors sujets. La transmutation artistique est riche, originale; l'espace pictural est à la fois tactile et vivant par ce qu'il suscite, génère en nous.
On remarque une prédilection pour les formes courbes, ovoïdes, qui contribuent à donner beaucoup de douceur, de souplesse aux dessins. L'effet est renforcé par la sensualité charnelle des contours et de la facture, les volumes très modelés, voluptueux; ils sortent des "plaines du papier".
Le graphisme très marqué de certains tracés soutenus évoque la gravure. Les formes sont enserrées, moulées, cosmiques, biomorphiques, c'est un entre-deux mondes visionnaire aux frontières invisibles, un univers surréaliste qui ne trahit rien de son obscure intériorité, ses entrailles. L'exaltation est dans l'enveloppe corporelle externe, ses germinations, vaisseaux, mandibules, boursouflures, crevasses, magmas, difformités liées à l'éléphantiasis ...
L'artiste nous transporte dans un extérieur insituable, ambivalent, composé de correspondances mystérieuses, d'enjambements insolites, de généalogies formelles, un sensualisme de la vue et du toucher.
Poursuivons la visite ...
Les images deviennent, par anagramme, magies. Des récits extravagants, des fictions poétiques, spirituelles, se trament au fil des séries, au revers des apparences. On observe des tomates anatomiques, des poirées labyrinthiques, un pis de vache, plaie béante, sur fond astral, des maïs en épis, des formes sculpturales érotisées; l'esprit part librement en exil.
Beaucoup de formes en apesanteur évoquent des souvenirs de Guadeloupe où vivait Claude ROUCARD: des vaches d'Amérique du Sud y étaient débarquées des bateaux par les cornes comme surgissant des airs. L'artiste dessine aussi des figures nues, en pied, qui posent pour lui et qu'il traite souvent de dos pour leur plasticité, leur volume massif facturé comme des meules. Dans sa série des arbres, il conjugue l'un et l'infini: il s'appuie uniquement sur deux modèles d'arbres réels qui l'ont marqué et les démultiplie comme des totalités aléatoires impossibles à décrire.
Séduisant: la qualité créatrice et artistique, la beauté de la facture, la technique novatrice originale du pastel marouflé sur toile, la convivialité et la profonde gentillesse de Claude et son épouse, le lieu idyllique. L'artiste est complet, ses pastels et fusains s'imposent et accrochent.
Marie-Hélène BARREAU MONTBAZET
Vice-présidente de Maecene Arts
Docteur en histoire de l'art