"Le dialogue avec la nature est condition sine qua non" Paul KLEE
S'il fallait cataloguer les oeuvres de Claude ROUCARD selon les critères convenus, elles se répartiraient en deux groupes bien distincts qui, outre l'aspect formel, différent de tous les points de vue: techniques, esthétiques, institutionnels et sociétaux, symboliques ...
D'une part les tableaux "abstraits" réalisés antérieurement à 1977, de l'autre, les peintures "figuratives", produites depuis cette date.
Jugées communément antinomiques, ces deux conceptions picturales ne font pourtant, dans ce cas précis, que se sous-tendre et se nourrir réciproquement. Aujourd'hui encore, cet antagonisme se situe au coeur du parcours créatif qu'il dynamise et dont on appréciera toute la singularité.
En lisière
À l'inverse du schéma convenu, ni la réalité de cette coupure abrupte ni sa datation ne résultent d'interprétations historiographiques ou critiques. De fait, depuis la fin des années 1970, Claude ROUCARD se tient à distance des modes artistiques et des coteries de façon délibérée. Si son exposition personnelle de 1976 à la Galerie de France a marqué l'apogée de sa carrière institutionnelle, son éloignement ultérieur aura précipité son immersion au sein d'un univers pictural exclusif qu'il projette dans son existence et son environnement. En définitive, cette sécession n'aura pas conduit ROUCARD à une impasse; tout au contraire, elle constitue la condition même du devenir de sa peinture.
Si les changements qui affectent la Galerie de France en 1977 ou les aléas économiques récurrents du marché ont pu peser sur la carrière du peintre, ils n'éclairent en rien la plasticité de son oeuvre.
Pas davantage ses options à contre-courant: attachement à l'abstraction alors que la narration atteint son apogée (en 1977, précisément, le Musée des Arts Modernes de la Ville de Paris présente "Mythologies quotidiennes 2"); adhésion à la "peinture-peinture", au lendemain de sa mort annoncée. Assumés en pleine conscience par l'artiste lui-même, ces choix et leurs implications méritent un surplus d'examen.
Les sollicitations de la matière. Formants et formats
On peut examiner les "techniques" suivant deux angles différents, selon qu'il s'agit des matériaux mis en oeuvre ou, parallèlement, des "techniques imagières" qui relèvent davantage des procès, qu'ils soient figuratifs ou non.
S'agissant des supports, on constate le goût constant de Claude ROUCARD pour le papier marouflé auquel le support de toile apporte solidité et tension. Constamment présent tout au long de son parcours, ce type de subjectile (la surface peinte proprement dite), permet de réaliser de grands formats dépassant parfois 2 mètres. Leurs qualités intrinsèques, voire leurs "défauts", tiennent à leur nature propre: granulosité, réaction à la lumière incidente, vieillissement, sensibilité particulière aux médiums selon qu'ils s'y accrochent ou qu'il les imprègnent. Viendront encore se conjuguer à ces effets les modulations propres aux préparations visqueuses: encre d'imprimerie, laques ... Ainsi la genèse des Formes doit beaucoup à la réaction de la surface qui, dans cette série, se gondole au contact des fluides: le peintre a tiré parti de cette contrainte primordiale, la faisant dériver - par "inflation" pourrait-on dire - vers le bas relief de l'estampage. Simultanément, la compacité des enduits renforce les effets de surface, ces fameuses valeurs tactiles de la peinture, "fruits du hasard et de la nécessité". La forme reste donc construite, fermement circonscrite par la ligne, ce qui exclut l'informel et le tachisme.
Au tournant des années 1980, si le support papier reste la règle, le pastel devient la technique dominante qui, désormais, accompagne et conduit le renouveau plastique. Séduit par les verts, les jaunes et les bleus des pastels ROCHÉ, rue Rambuteau à Paris, Claude ROUCARD s'approprie ce "moyen pictural" qui conjugue dessin et couleur. Il en tire des effets chromatiques somptueux, retranscrivant les irisations de la lumière avec une infinie sensualité, transcendant les objets "terre à terre" dont il peuple son atelier: citrouilles, patissons ou potimarrons, tomates et champignons ... Bref un "classicisme" au présent.
Il faudrait pour un panorama complet évoquer encore, avec leurs combinaisons, les fusains, les laques, les brous de noix et encore les monotypes (technique chère à DEGAS). Enfin, très récemment, le retour à la peinture à l'huile pour de grands paysages et des Poirées portées à l'échelle monumentale.
Un peintre en représentations:
sujets et motifs
Quel que soit le sujet - motif serait plus adéquat - qu'il traite dans ses tableaux, le corps occupe le centre des préoccupations, conscientes ou non, de Claude ROUCARD. Le sien, sans doute en premier lieu, à ne considérer que les dimensions généreuses qu'atteignent souvent les formats: toute oeuvre recèle une part d'auto-projection. Dans un premier temps, cette relation semble niée doublement dans la série des Formes. D'une part par l'absence d'homologie entre les "objets" présents dans le tableau et ceux du vécu, de l'autre dans leur ancrage dans le champ qui contredisent à la fois les lois physiques de l'espace euclidien et la convention figurative traditionnelle qui utilise le bord inférieur du tableau comme ligne de sol. Pourtant, ici-même, ce corps référentiel manifeste une prégnance paradoxale, in absentia. Plus tard, la série des Arbres montrera que cette figure archétypale, topos des tests psychologiques, flottait déjà, renversée, dans l'univers des Formes.
Le retour de la représentation équivaut, chez ROUCARD, à une volte-face. Non seulement elle s'accompagne nécessairement de référents clairement identifiables et nommables, mais ceux-ci apparaissent, eu égard au caractère quasi-sacralisé de l'art, d'un prosaïsme proche de la trivialité. À cet égard, l'examen du motif "citrouille" permet de dissiper une ambiguïté fondamentale.
On comprend la fascination du plasticien ROUCARD devant des accumulations esthético-pittoresques: il les transfère, aujourd'hui encore, dans son atelier en un décor fonctionnel de modèles multiformes et polychromes, en attente. Toutefois, il serait simpliste de voir dans la simple circonstance d'une rencontre la cause déterminante de l'agencement de ses "formants picturaux". Le modèle, qu'il soit corps, objet ou paysage fournit le support transitoire, souvent nécessaire, pour le tableau qui reste un organisme essentiellement autonome fait de matières - médiums, pigments ou collages - d'où naissent les formes et les couleurs.
Ainsi de modestes cucurbitacées possèdent la capacité de fournir à Claude ROUCARD un dispositif stratégique pour sa création: même si l'on excepte les innombrables exemples de la nature morte, ce cas n'a rien d'inédit dans le cours de l'histoire des arts, de DÜRER à MANET. Du point de vue compositionnel, ils emplissent de leur rotondité l'essentiel de la surface, élus comme modèle unique à l'égal d'un portrait, reléguant le fond au rôle d'utilité. Ainsi ils permettent au pastel de jouer pleinement de sa subtilité chromatique, atteignant une complexité apparentée à celle du flochetage cher à DELACROIX. Ce que l'on observe pour la famille des courges peut s'appliquer, toutes choses égales, aux autres plantes élues par ROUCARD, tomates ou champignons.
Récemment, les poirées ont retenu plus particulièrement son attention, avec des diptyques et des polyptyques ou des formats avoisinant deux mètres. D'ailleurs, les luisances et les cloquages propres à ces feuilles robustes ne sont pas sans rappeler la série des Formes, jusque dans leurs teintes lie-de-vin parcourues par un réseau ensanglanté. On conçoit ainsi la solidarité profonde qui relie les oeuvres de ROUCARD, tout au long des années, au-delà des contradictions plus ou moins arbitrairement établies entre "abstrait" et "figuratif".
Le corps spéculaire: chronique sérielle d'une mort annoncée
On constatera ainsi que la pirouette faussement tautologique de MANET reste de mise: "la peinture, c'est la peinture". En réalité, c'est une corporéité quasi-obsessive que l'on repère bien vite, à fleur de peau, parmi les replis complexes de ces "fruits", dans leur quasi-totalité. Plus précisément encore, en position axiale, les formes composent un sexe féminin, à peine voilé, avec une précision quasi-anatomique. Chair qui s'ouvre, qui s'exhibe et s'offre ainsi au regardant; en somme chacune de ces représentations compose une "Origine du Monde", version ROUCARD. Or la chair, quelle qu'en soit la nature - végétale, animale ou humaine - est vouée à la décrépitude et, in fine, à la mort.
D'autres séries, bien circonscrites, explorent des voies connexes selon des thématiques frayées plus fréquemment chez les peintres: paysages et arbres, bûchers ou amas de bois, meules ... pour s'en tenir aux sujets majeurs.
Il ne faut donc pas s'étonner si l'humain, présent en filigrane dans ces formes, finit par en surgir sous forme fantomatique. Ainsi, les troncs nus, squelettiques
finissent par dessiner des corps, abattus les uns sur les autres: une manière de charnier. A leur manière, les paysages (les monumentales Clairières en particulier), intègrent
de vagues silhouettes.
L'Homme, héros des représentations tout au long de l'histoire, n'occupe qu'une place seconde. Comme il avait choisi un arbre particulier, Claude ROUCARD continue de se concentrer essentiellement sur un modèle masculin unique, dont il scrute obstinément les moindres aspects. Encore ne le représente-t-il que vu de dos et souvent réduit au torse. Là encore, rien ne subsiste du "beau idéal" dont l'homme de Vitruve (réinterprété par Léonard de VINCI) était l'incarnation, rien de l'être social et psychologique; en somme, de ce qui constitue une personne. Il s'agit d'un organisme ravalé à des paquets anatomiques, muscles privés de tonicité enveloppés par une peau rougeoyante. Or, par un curieux retour, ces corps eux-mêmes donnent à lire d'autres figures nées dans les détails du graphisme, la coloration de la peau. Ainsi, les reliefs du modelé engendrent d'autres corps en écho, des masques d'une "inquiétante étrangeté" qui nichent au creux des reins du modèle. Face à l'exposition de la vie, l'évocation de l'au-delà.
La peinture selon Claude ROUCARD
Ces figures en abymes délivrent une clé fondamentale pour accéder à cette peinture. Images d'images à l'infini, procès au cours duquel des photographies personnelles (des prises de vue!) introduisent une première distance avec le visible, auxiliaires en cela de l'imaginaire, amorces de visions.
Il ne s'agit pas pour ROUCARD de parcourir à nouveau les voies ouvertes par le surréalisme. Sa démarche est plus proche d'une exploitation paradigmatique des images, comme l'on dirait des mots qui s'associent selon les figures répertoriées par la rhétorique: métaphores, métonymies ... qui sont les ressorts de la poésie, écrite ou figurative. Le monde qu'elle évoque est paradoxal: toujours présent et familier aux yeux du regardant mais, tout à la fois, irrémédiablement étranger et inquiétant. Il s'agit donc de tenter de saisir un mystère à la fois fuyant et fugace. Une forme en cache toujours une "autre", et ainsi de suite, dans un mouvement qui ramène en fin de compte à un humain familier. De sorte que, au "je est un autre" rimbaldien, on peut rétorquer "l'autre, c'est moi". Voilà le message que Claude ROUCARD délivre à longueur de séries dans sa peinture. Là, les formes sont aussi des mots, les couleurs des sons, les "impressions" des odeurs ... Celles du monde, notre substance.
Claude FRONTISI
Professeur Émérite à l'Université de Paris-Ouest
Photographies de Jean-Louis LOSI ©