Publications Nina URLICHS


Emergences et résurgences

Nina URLICHS est une artiste plasticienne, une dessinatrice.  Ses créations sont représentatives de ce qu'on appelle aujourd'hui le dessin contemporain. Le dessin traditionnel s'étend dans ses oeuvres à un univers graphique fait de montages, de combinaisons médiales qui mêlent tracés, peinture, technique de transferts. Elle développe une réflexion sur les rencontres humaines dans un monde que nous habitons, qui nous habite; une nature et un environnement changeants qui sont à l'image de ses compositions feuilletées, ses espaces de résonances tridimensionnelles. Ces figures, ces corps que nous découvrons, naissent de rencontres fortuites quotidiennes ; ce sont des proches ou des anonymes, dessinés sur le vif et dont l'identité apparente s'évapore, s'universalise.

 

Comment procède-t-elle?

Nina commence par peindre des silhouettes éphémères sur un support lisse avant de reporter  leurs projections par applications sur un autre support. Le dessin s'irrigue, devient une trace humaine aléatoire, une forêt, des morceaux de nature. L'image se transforme par magie en son anagramme.  L'artiste explore et mèle différents médiums et techniques sur deux ou trois épaisseurs de papiers translucides, des voiles textiles, du plexiglas ou du verre. Ce dispositif de mutation par  mémoire du contact reflète de manière variable et incertaine les mouvements de l'être intérieur évoqués par MICHAUX, les passages d'un espace-temps à l'autre, les empreintes motrices de l'être, ses glissements voilés par des strates d'épaisseur, ses dédoublements de formes, ses pertes aussi. Dans cette mise en oeuvre, on ne peut pas dompter l'indomptable. Seuls sont contrôlables le coup de main de l'artiste, sa technique, la concentration et la dilution de la peinture ainsi que la qualité de la matière. Le résultat final n'est jamais complètement prévisible: le hasard, nécessaire à la création, agit dans des perspectives croisées. Cette partie exploratoire n'est ni la plus longue ni la plus difficile pour l'artiste. L'étape la plus complexe consiste à associer, ajuster, couper, permuter et retravailler, de manière harmonieuse, équilibrée et subtile. Il y a plusieurs temps, plusieurs formes, qui sont des tranches de vie superposées et des arrières-scènes dans la composition finale.

Que se passe-t-il dans cet "entre-deux"? entre les formes?

Sur l'écran-papier, souvent blanc, des ombres lumineuses flottantes, vaporeuses, zébrées, sont mises en scène: elles incarnent (figurent), dialoguent, dansent, s'étirent, gesticulent, sans jamais toucher terre, elles vibrent, s'envolent. Ce sont des traces balbutiantes, des empreintes formelles avec des altérations tonales, des transparences. Ici des gros plans,  des fragments de tête, là des superpositions, des troncs d'arbres, des effets optiques. Le cadre devient théâtre ou laboratoire radiologique,  géographie de la matière, projection de soi qui nous englobe dans un entre-deux mondes, un lieu de vie flexible, extensible, intra/extra utérin. Il donne à voir le temps, la généalogie de l'être, ses reflets, ses manques, ses représentations en devenir; il donne aussi à sentir le souffle qui porte vers l'autre.

 

Les figures se perçoivent plus qu'elles ne se voient, entre halos de présences, images d'absences (mémoire sensitive), visibles et visuels, l'être et le par être, fêlures (mémoire inconsciente), métamorphoses, émanations. Instables, elles cachent et montrent en même temps, nous échappent puis reviennent. Elles s'éprouvent, se meuvent dans la courbure, la torsion. Le corps se souvient écrit Adonis. Les formes figurales respirent, se parcourent dans la mobilité de nouveaux sentiers entre émergences et résurgences. L'oeil éclairé discerne les correspondances, les survivances, les ambivalences, dans un mouvement perpétuel, circulaire, d'apparitions/dissolutions/révélations. 

Des tonalités:

L'ensemble des dessins est concentré sur la forme et la transparence. Le fond reste neutre, en creux, il a souvent la blancheur de l'inconnu. Il est seulement à peine ombré par les figures en lévitation. La palette est limitée au noir, au bleu, au gris, quelques bruns pour la nature, un rouge magma dissonant. Les valeurs sont modulées, diaphanes. On retrouve dans l'usage des couleurs la notion récurrente de transition, d'intermédiaire, de liant.  Ainsi par exemple, le gris est l'intervalle entre le noir et le blanc, c'est un mélange, il entretient des relations complexes, secrètes. Il marque le passage du temps sur l'être: c'est la couleur du vieillissement, de la perte, mais aussi de l'origine et du commencement. La grisaille soustrait à la vue, elle efface, estompe, cache ou révèle. Le bleu est évanescent, coupé de blanc et de gris. C'est le ciel, la mer (émergence), l'air, la lumière polaire (résurgence) du papier calque.

 Survol, crispation d'un instant,

la main fait corps:

Voici quelques éclats de fureurs inattendus, un dessin en suspension, détaché, plus proche de nous. Une écriture en jet surgit ici et là comme un bon en avant, un coup de tonnerre à la surface. Ce dessin fait trace (palindrome d'écart entre la vitre et le papier) entre regarder et écouter.Le geste est d'un seul élan, porteur. Il brouille, lacère, enfin il évoque, dit (contre-dit?). Il chevauche mais ne recouvre pas, il montre, circonscrit en marquant un intervalle, il est la voix tumultueuse, une décharge, l'écho sonore du corps silencieux qu'il érafle. Le trait dessine d'une main nerveuse le profil dynamique de l'être, il traduit ses affects, ses souffrances, ses blessures, ses cicatrices. Le corps devient langage, il est notre expression vocale, l'orage qui en nous a grondé dont parle Francis PONGE.

Du corps au monde:

Nous sommes constitués d'une expérience de traces. C'est à partir de cette expérience que se construit notre identité. 

La réflexion de l'artiste porte sur la notion de corporéité.  Le corps se crée lui-même mais seulement quand il est avec un autre corps. Il y a d'une part l'amour entre l'être et le monde et d'autre part l'amour entre deux amants. On revient à l'idée du corps qui devient l'un-multiple. Il y a là une dimension psychanalytique et érotique du corps. On le perçoit fantomatique, il est aussi fantasmatique.  

Ces traces qui tout en étant les nôtres nous sont étrangères, savent de nous ce que nous ignorons d'elles. Le corps se souvient de toute notre histoire depuis que nous sommes embryon. L'arrière-scène refait surface. 

De même qu'on disait qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne rencontre pas deux fois le même corps. Nous sommes en constante évolution. Le monde est en perpétuel mouvement. Le corps est une forêt, un océan, un continent.

 

Concluons cette présentation sommaire en laissant ouvert le dialogue autour de ces quelques mots de MERLEAU-PONTY: [...] "La chair du corps est participée par le monde, il la reflète, il empiète sur elle et elle empiète sur lui , ils sont dans un rapport de transgression et d'enjambement". 

 

Marie-Hélène BARREAU MONTBAZET

Vice-présidente de Maecene Arts

Docteur en histoire de l'art