"Dialogue avec Pierre MOUZAT sculpteur de l'indicible" par Jean-Michel VALADE.
Disponible sur les Éditions du Limousin, en librairie et sur les principaux sites.
Une rencontre émouvante avant, pendant, et aussi après ... bouleversante serait probablement plus proche de la réalité.
Il y a plusieurs raisons à cela : je découvre juste avant de m'y rendre que l'atelier est situé à l'emplacement de l'ancienne Académie des Beaux Arts de Brive où Pierre et moi avons simultanément suivi ensemble les mêmes cours de Jacques CHEVALIER pendant de longues années. Le lieu est demeuré intact si ce n'est que le bâtiment n'est plus chauffé et que le temps s'est écoulé depuis.
Lorsque nous franchissons la porte de l'atelier au premier étage, l'immense pièce m'est familière, je retrouve les fragrances de l'air ambiant, les effluences du passé. Je n'en parlerais pas si la notion de temporalité ne m'avait en parallèle frappée de plein fouet au regard des sculptures de Pierre MOUZAT.
Nous nous engageons Laurent, Loïc et moi in situ.
Il n'y a plus bien sûr maintenant la multitude de plâtres académiques, ni les chevalets disposés librement autour, l'ambiance d'autrefois très animée, avant que le rituel des séances de travail ne commence. Ce sont maintenant des sculptures en bronze.
En évoquant ces souvenirs très présents au moment de cette visite, je m'aperçois combien il est délicat et bien difficile de parler de ce que l'on ressent dans l'instant présent face à certaines créations, celles-ci en l'occurrence, peut-être parce qu'elles imposent une approche en silence, une prédisposition, une écoute préalable de l'artiste et d'une oeuvre qui crie tellement fort intérieurement qu'on ne peut pas ne pas l'entendre. L'atmosphère jusqu'alors familière devient un dépaysement total d'une puissance expressive renversante, perturbante.
Nul ne peut rester indifférent lorsqu'il est confronté à des sculptures si viscérales. Elles ne peuvent que toucher la sensibilité de celui qui les appréhende : soit il fuit devant ce qui peut le transgresser, l'effrayer bien que ce ne soit pourtant pas une vraie réalité, soit (ce fut notre cas) il se laisse toucher par une vérité, une authenticité et une nécessité qui lui parle, l'éclaire, l'interroge, bouscule et élargit ses pensées ou ses valeurs.
Le premier regard se pose sur des êtres de souffrance et de mémoire, des corps décharnés, défaillants, qui ont perdu leur intimité, leur dignité, l'amour, mais pas leur âme. Une absence, un manque, un isolement proche de l'autisme, l'exclusion, le passage du temps. Cette temporalité évoquée au tout début du reportage est de plus en plus prenante, absorbante à travers cette théâtralisation de corps étirés, fatigués, émaciés, esseulés, étrangers et pourtant si proches.
Pierre nous explique qu'il a eu un début de vie difficile. Né grand prématuré, son avenir vital était à l'époque fortement compromis. Il a aussi subi très tôt les pertes d'un frère et d'un père. Des traumatismes du passé qui résonnent émotionnellement dans ses créations.
Alors que la plupart d'entre nous redoutons et tentons de dissimuler le passage du temps, de la vieillesse et les transformations apparentes qui s'ensuivent irrémédiablement, l'artiste craint depuis toujours de ne pas connaître cet avenir, ce voyage improbable au bout du temps.
Ce n'est pas tant la vieillesse qu'il projette ici mais le temps qu'il provoque, le désir tenace d'exister, de résister quelle que soit l'apparente fragilité de l'être, les cataclysmes, le destin qu'on nous prédit d'autorité.
C'est un témoignage de foi, de volonté, un appel bouleversant, un combat pour la liberté, pour la vie, au nom du respect de l'être. Un être métaphysique en contradiction avec une société en manque d'amour et d'humanisme dont le paraître nous dilapide, nous aliène.
On a ouvertement tendance à prétendre ou à affirmer que l'être est primordial sur le paraître mais dès lors qu'un artiste prend le risque de l'exposer comme il le ressent à travers son médium, ici la sculpture, quelle est notre réaction?
Quel regard portons-nous sur ses créations, sur la nudité de l'âme qu'il traduit dans son art?
Sommes-nous prêts à nous ouvrir à une expression en décalage avec l'idéal de beauté artificielle dans lequel nous sommes inconsciemment, abondamment et vainement entretenus?
L'amour passe t'il par l'être ou le paraître?
Nous prenons avec Laurent et Loïc des clichés photographiques. Certaines sculptures de l'atelier sont plus abordables que d'autres, j'ai pleinement conscience qu'elles ne sont pas faciles à recevoir ni à médiatiser hors de leur contexte mais elles figurent volontairement toutes dans l'album ci-contre.
Le choc est parfois brutal mais trop profond et riche d'enseignements ... La démarche créatrice de Pierre est une prise de risque courageuse à laquelle j'adhère.
Son écriture stylistique est projetée sans concessions et affranchie de toute conformité. Les postures sont souvent incongrues, l'émotion toujours à fleur de peau, de matière.
Un dépouillement à vif qui s'apparente à une érosion; celle du temps qui passe et celle que Pierre dénonce dans une de ses créations les plus difficiles, on ne peut pas passer au travers ...
Il a transformé un chariot de super marché en fauteuil roulant et explique que nous sommes selon lui "des handicapés d'une société de consommation" qui nous ronge, nous asservit, nous déconstruit. L'image imposante heurte et reste à l'esprit.
C'est la première sculpture sur laquelle mon regard s'est arrêté non sans a priori avant même de découvrir de visu son art et bien sûr en pénétrant dans son atelier. Il m'a fallu un peu de temps pour revenir sur cette sculpture et publier ce reportage.
Une des particularités remarquables de toutes ces créations en bronze est qu'elles reposent sur le sol sans aucun socle.
Elles sont d'une parfaite stabilité malgré la mise en évidence de leur fragilité, leurs membres hypertrophiés, souvent courbés ou contorsionnés.
Cette absence de support les rend d'autant plus vivantes et les intègre directement à notre cadre de vie. Selon le sol sur lequel on les dispose, elles laissent leur empreinte. Leur mouvement dans l'espace se conjugue à celui du temps irréversible qui se déroule.
L'humain, l'animal et le végétal (l'arbre dénudé de ses feuilles) semblent ici étroitement correspondre, s'accorder.
La différence vient du fait que l'homme dispose de la conscience et du langage. En demeurant dans l'atelier, j'ai peu à peu le sentiment d'évoluer dans une forêt de symboles universels dont les arborescences sont des silhouettes d'une matière texturée frémissante, avec des formes ligneuses qui plient, résistent contre vents et marées sans se rompre.
C'est par l'intermédiaire de l'arbre de vie (genèse) que l'homme prit conscience de sa vulnérabilité.
Il symbolise l'existence en mouvement perpétuel, l'éveil spirituel. Les pieds et les mains sculptés longiformes évoquent les lianes, le mystère des racines visibles et invisibles (veines psychiques), la naissance, la généalogie.
Tous ces êtres font songer au désastre de Pompéi, ses silhouettes pétrifiées pour l'éternité. Cette notion de temporalité est omniprésente à mon esprit tout au long de ce reportage.
Alors qu'on peut facilement affirmer que l'arbre a besoin d'eau, de quoi avons-nous besoin en tant qu'êtres humains?
Je reprendrai pour conclure les propos de Pierre qui souligne que "ce sont les manques qui construisent, ce ne sont pas les pleins".
Marie-Hélène BARREAU MONTBAZET
Vice-présidente de Maecene Arts
Docteur en histoire de l'art